concepts du design d'interaction : l'interaction

22 avril 2021

Article écrit à quatre mains avec Emeline Brulé


Le développement de l'informatique, d'abord dans le domaine professionnel puis dans le domaine personnel, a profondément transformé les métiers du design. Il a fallu donner forme à ces nouveaux objets, ordinateurs, appareils sans fil, sites webs et autres applications. Ils ont nécessité de nouveaux outils, qui se sont imposés dans les pratiques et ont transformé les professions. Leur démocratisation a aussi fait évoluer les relations que les designers entretiennent avec ceux pour qui ils et elles conçoivent. Dans les pays francophones, la conception d'interfaces et, plus généralement, des produits incluant une composante numérique porte de nombreux noms, parmi lesquels on peut citer ergonomie logicielle, interaction humain-machine ou encore design d'interaction. Plus récemment, l'industrie a adopté de nouvelles terminologies traduites de l'anglais, comme le design d'expérience utilisateur (UX design) ou le design d'interfaces (UI design). Bien que ces nouveaux champs du design aient largement intégré le paysage éducatif et professionnel français, leur histoire reste relativement méconnue en France. En effet, très peu des textes qui ont posés les bases des interfaces que nous utilisons aujourd'hui ont à ce jour été traduit en français. En attendant une anthologie plus complète, ce post est le premier d'une série d'articles de travail, écrits à quatre mains avec Emeline Brulé et visant à remédier à cette situation par l'introduction de notions et concepts clés du domaine et des théories qui leurs sont liées.

La notion d'interaction

Pour le philosophe des techniques Peter-Paul Verbeek (2015), « Le domaine du design d’interaction est basé sur l’idée qu’en définitive ce ne sont pas des choses que l’on doit concevoir, mais les interactions entre les humains et les choses ». Mais de quoi parle-t-on quand on parle d'interaction dans le domaine du design et de l’interaction humain-machine? Comme beaucoup des notions fondamentales du domaine, elle est longtemps restée vague, utilisée largement mais très peu souvent définie. Dans un article de 2017 intitulé « Qu'est ce que l'interaction », Kasper Hornbaek & Antti Oulasvirta écrivent que « le terme d'interaction est central [dans le champ du design d'interaction], mais il est surprenamment confus ».

Une (très) brève histoire de l’interaction

Si on établit une généalogie de la notion d’interaction, il faut mentionner que son développement se fait au détriment d’une autre notion devenue plus discrète, celle d’interface. L’histoire du champ de l'Interaction Humain-Machine (IHM) ou Human-Computer Interaction (HCI) en anglais, qui émerge dans les années 1960 et se développe avec l'expansion de l'informatique et des outils numériques, a en effet été celle d’un glissement de la notion d’interfaces (graphique), en particulier d’interface utilisateur, à la notion d’interaction. Avant les années 2000, bien que la notion d'interaction soit déjà utilisée, on trouve plus facilement l’appellation Interface humain-machine (human-computer interface) que celle d’ interaction humain-machine (human-computer interaction). Ainsi, l’acronyme britannique HCI renvoie plutôt à la première appellation qu’à la seconde (Sutcliffe, 1995) et, autre exemple, l’équipe de design menée par Joy Mountford au début des années 90 à Apple s’appelle « the human interface group » (Laurel & Mountford, 1990).

L’article de 2004 de Michel Beaudouin-Lafon, intitulé « Designing interaction, not interfaces » illustre le tournant majeur qui s’est opéré entre le design des interfaces et le design d’interaction. Beaudouin-Lafon décrit l'interaction comme un « phénomène » qui prend place entre l'utilisateur et l'ordinateur. Il explique que concevoir des interactions c'est avoir pour objectif de contrôler la qualité de l'interaction entre l'utilisateur et l'ordinateur et que les interfaces ne sont que des moyens d'arriver à cette fin. En pratique, ce tournant correspond notamment à une diversification des modalités d’interaction : on n’interagit plus seulement à travers l'interface graphique sur l’écran, mais avec un panel de modalités, du tactile à la voix, bien que celles-ci ne sont pas nouvelles (les interfaces tactiles sont imaginées dès les années 1960 et les plages brailles sont commercialisées à partir des années 1980; les interfaces vocales existent dès les années 1980 mais elles sont encore confidentielles). Dans cet article, Beaudouin-Lafon déplore également que l’interaction humain-machine soit « loin d’avoir des théories de l’interaction solides (et falsifiables) ».

Définir l'interaction

Dans leur article de 2017, Hornbaek & Oulasvirta proposent un ensemble de définitions basé sur une analyse de l’utilisation du terme par les chercheurs en interaction humain-machine. Ils identifient 7 définitions différentes de l'interaction, qui sont autant de perspectives sur ce qui constitue une « bonne interaction ». Ainsi, le travail de conception, de design, sera très fortement influencé par la définition choisie, même si celle-ci n'est pas explicitée. C'est la définition d'interaction du designer qui définit les critères à partir desquels l'interaction proposée sera évaluée :
1 - L’interaction comme dialogue, c’est à dire un processus cyclique de communication. Dans cette vision, c’est la bonne compréhension et l’aspect naturel de la conversation entre l’utilisateur et le système qui est cruciale.
2 - L’interaction comme transmission, c’est à dire l’envoi d’un message à un destinataire à travers un canal de communication. Ce qui importe alors c’est la maximisation de l’information transmise, comme par exemple la facilité avec laquelle une utilisatrice va sélectionner l’action qu’elle souhaite effectuer.
3 - L’interaction comme usage d’outils, c’est à dire l’utilisation par un être humain d’outils pour manipuler et agir dans le monde. Ce qui importe dans ce cadre étant l’utilité de l’outil et sa « transparence », c'est à dire le fait qu'il ne gêne pas l'utilisateur dans ses actions.
4 - L’interaction comme comportement optimal, c’est à dire adapter son comportement en fonction du but recherché. Dans ce contexte, une bonne interaction est une interaction qui maximise l’utilité.
5 - L’interaction comme encorporation (embodiement ou cognition incarnée ou corporéité), c’est à dire le fait d’être et d’agir dans le monde matériel et social. Dans ce contexte, les interactions se doivent de donner les ressources pour faciliter la participation dans le monde.
6 - L’interaction comme expérience, c’est à dire le flux constant d’anticipations, de sentiments et de souvenirs. Ici, l’interaction doit satisfaire les besoins psychologiques de la personne.
7 - L’interaction comme contrôle, c’est à dire une interaction qui minimise les erreurs. L’important étant de faciliter l’atteinte de l’objectif de manière stable et rapide.

Hornbæk et ses collègues font suite à ce premier article en analysant les articles publiés à la conférence Human Factors in Computing Systems (CHI), centrale au champ de l'IHM. Dans leur article « What Do We Mean by “Interaction”? An Analysis of 35 Years of CHI », publié en 2019, ils démontrent que l’interaction est souvent qualifiée, c'est à dire qu'elle est utilisée en conjonction avec d'autres termes qui renvoient notamment à des modalités : “tactile, gestuelle, visuelle, haptique”, mais aussi des techniques: “Multitouche, surface, manipulation, langage”, ou encore très souvent en relation avec des sensations et des perceptions (feel) : “Naturel, complexe, simple, intuitif, subtile”.

Et maintenant ?

Si la notion d'interaction est devenue un objet de recherche, certaines de ses dimensions restent relativement peu explorées. Dans leur étude, Hornbaek & Oulasvirta (2017) mettent en avant le besoin de « mieux prendre en compte les effets et l'agentivité que les ordinateurs ont dans l'interaction ».
La notion est également remise en question, par exemple par le philosophe Peter-Paul Verbeek (2015) pour qui la notion de médiation est plus pertinente parce qu’elle permettrait « d'aider les designers à anticiper l'impact d'un produit sur les pratiques humaines et les expériences ». Kari Kuutti et Liam J. Bannon (2014), quant à eux, formulent une critique de l'interaction qui porte sur une notion qui met l'accent sur « des situations momentanées et non-historicisées d'interaction humain-machine ». Le papier de 2019 de Stuart Reeves et Jordan Beck intitulé « Talking about interaction » va à contre-courant, en faveur d'une définition pluraliste, ouverte et non définitive de l'interaction, permettant de prendre conscience des multiples facettes de ce terme qui, d'après eux, est ce qui maintient ensemble la discipline.
Pourtant, aujourd'hui, il semble que la notion d'interaction, si elle reste largement utilisée, s'est quelque peu effacée face à d'autres, en particulier celle d'expérience dont nous traiterons également dans un prochain billet.

Références :

[※] Michel Beaudouin-Lafon. 2004. Designing interaction, not interfaces. In Proceedings of the working conference on Advanced visual interfaces (AVI ’04), 15–22.
[※] Kasper Hornbæk, Aske Mottelson, Jarrod Knibbe, and Daniel Vogel. 2019. What Do We Mean by “Interaction”? An Analysis of 35 Years of CHI. ACM Transactions on Computer-Human Interaction 26, 4: 1–30.
[※] Kasper Hornbæk and Antti Oulasvirta. 2017. What Is Interaction? In Proceedings of the 2017 CHI Conference on Human Factors in Computing Systems, 5040–5052.
[※] Brenda Laurel and S. Joy Mountford. 1990. The Art of Human-computer Interface Design. Addison-Wesley Publishing Company.
[※] Stuart Reeves and Jordan Beck. 2019. Talking about interaction*. International Journal of Human-Computer Studies 131: 144–151.
[※] Alistair Sutcliffe. 1995. Human-Computer Interface Design. Macmillan International Higher Education.
[※] Kari Kuutti and Liam J. Bannon. 2014. The turn to practice in HCI: towards a research agenda. In Proceedings of the SIGCHI Conference on Human Factors in Computing Systems (CHI ’14), 3543–3552.
[※] Peter-Paul Verbeek. 2015. Beyond interaction: a short introduction to mediation theory. Interactions 22, 3: 26–31.