Quand ceux qui vivent en-ligne imposent leurs risques à ceux qui ne le peuvent pas

2 mai 2020

Cet article a été écrit par le penseur japonais AZUMA Hiroki et publié dans le journal AERA, le 30 avril 2020. J'en propose ici une traduction parce qu'il me semble pointer du doigt un enjeu important de la perception bouleversée de nos vies en ligne.

----

Les débats autour de la société post-corona commencent à poindre au Japon. L’une des clés de la controverse sera la nouvelle inégalité relative à la mise en ligne de nos modes de vie. Notre rapport au corps a été complètement transformé en l’espace de quelques mois. Avant, les rassemblements et les mobilisations étaient valorisées. Aujourd’hui, le contact physique est considéré comme un risque en soi. Par conséquent, se renforce la croyance selon laquelle il est possible de substituer une large part de notre vie sociale par des alternatives en ligne. Certes, si on veut concilier peur de la contamination et obligation de faire fonctionner la société, il n’y a pas d’autre choix que de se persuader ainsi. Il semblerait alors possible de maintenir l’enseignement, le travail et les relations amicales pour autant que l’on possède internet.

Or, il ne s’agit là que d’une illusion. La société ne fonctionne pas sans infrastructures matérielles. Plus on se dérobe aux contacts physiques, plus on en impose à ceux qui en sont chargés. Au Japon aussi, on entend parler de l’effondrement des soignantes et des soignants ainsi que celui de la puériculture ; les violences familiales ne peuvent être traitées en ligne ; et si l’on ne donne des cours qu’en-ligne, il faudra des spécialistes pour prodiguer des soins psychologiques aux étudiants. Aux États-unis, des articles montrent que le taux de létalité du coronavirus est deux fois plus important chez les noirs que chez les blancs et les asiatiques. Cela serait du au fait que plus de noirs travaillent dans les secteurs des transports en commun et des commerces alimentaires. Il s’agit là d’un modèle de ces nouvelles inégalités. Les personnes pouvant vivre en ligne s’assurent de leur propre sécurité en imposant le risque à celles et ceux qui ne le peuvent pas : voilà la société que nous sommes en train de mettre en place au nom de la prévention de la contamination.

Avant, on avait nommé « idéologie californienne » l'illusion selon laquelle on pourrait tous devenir riche et égaux grâce à internet. De la même manière, il convient d’appeler « idéologie coronienne » l’illusion actuelle qui postule que l’on pourrait faire fonctionner la société en sécurité tout en évitant les risques des contacts physiques. Les contacts humains ont toujours été dangereux et compliqués, peu importe qu’il y ait contamination. On ne peut pas qualifier de saine l'idéologie coronienne qui esquive ce désagrément. J’appelle alors à ce que dans notre société post-corona, nous partagions tous les risques de ces contacts physiques.

----

L'article initial a été publié à cette adresse : 東浩紀「オンラインになれる人が、なれない人に押しつけるリスク」