un web des espaces ou des individus

2 mars 2020

Il m'est arrivé une expérience curieuse récemment. J'utilise depuis quelques temps un service d'appel video en ligne. Ce que j'aime depuis le début avec ce système, c'est qu'il me suffit de donner une adresse URL personnalisée du type appellonsnous.com/cheznolwenn à mon interlocutrice. Mes interlocuteurs peuvent dès lors cliquer sur ce lien pour que l'on se retrouve dans le même espace et que l'on puisse instantanément commencer à parler (vous pouvez tester ce merveilleux principe sur jitsi.org). Pas besoin de compte utilisateur ou d'inscription quelconque.

Or j'ai tellement pris l'habitude d'utiliser ce système que ce qui devait arriver arriva. J'avais programmé deux réunions successives, l'une enchainant directement après l'autre. Évidement, ma première réunion s'éternisant un peu et dépassant l'horaire prévue, mon interlocuteur suivant cliqua sur le lien et se retrouva donc soudain dans la conversation. Passé l'instant de surprise, je fis ce que l'on fait lorsque qu'un collègue entre par inadvertance dans votre bureau sans avoir vu que vous y étiez en pleine réunion, j'ai introduis mes deux interlocuteurs l'un à l'autre, ils se sont salués et mon second ami a poliment fermé l'onglet de son navigateur pendant quelques minutes, patientant à l'extérieur le temps de nous laisser finir la conversation. Drôle de télescopage, extrêmement inhabituel dans nos espaces numériques. Cet espace en ligne, parce que l'adresse y est à mon nom, c'est un peu mon bureau virtuel, accessible à tout heure pour qui en connait l'adresse. L'URL retrouve alors son rôle premier, ce rôle qu'elle n'aurait à mon sens jamais dû perdre, une porte d'entrée sur un espace donné.

C'est assez étrange ces jours-ci de considérer une adresse sur le web comme un espace public. Si l'on y réfléchi, cette expérience d'appel video est profondément différente de celle que l'on peut avoir sur skype par exemple. On y est plutôt sur la métaphore du carnet de contacts. L'ajout d'un profil en tant que contact est un prérequis pour un appel, compliquant considérablement les choses lorsque l'on veut communiquer en nombre puisqu'il faut toujours qu'au moins une personne ait établi un contact préalable avec l'ensemble des participants. Penser la conversation video sous la forme d'un espace public renverse complètement ce paradigme et les interactions associées. Quelle facilité quand tout le monde peut juste se rendre de manière autonome à l'adresse indiquée dans son navigateur. Le fait qu'un espace d'appel video comme jitsi.org ne nécessite pas de créer de compte utilisateur relève presque du miracle à une époque où il s'agit d'un prérequis pour pouvoir entrer sur pratiquement n'importe quel site, logiciel ou application. Nous avons tellement été habitué ces dernières années à percevoir notre environnement numérique comme un espace qui réagit en fonction de notre profil, à partir d'un compte utilisateur. La seule manière d'exister sur le web, c'est d'être un profil individualisé avec des droits (et donc des restrictions) attachés. Et ce paradigme est au coeur du système de surveillance sur lequel a été bâti le web que l'on connait aujourd'hui. Sur les sites d'information, si je ne possède pas de compte, je ne peux généralement que jeter un coup d'oeil à travers la serrure. Sur les réseaux sociaux, tout ce qui m'est donné de lire, ou presque, est déterminé par mon profil. Pour qui a déjà utilisé la version “équipe” de google doc, on a bien souvent la très désagréable sensation de se retrouver dans les locaux souvent kafkaïens des grandes entreprises où chaque employé possède un pass qui ne lui donne accès qu'à certaines pièces et de devoir batailler avec la bureaucratie managériale le prêt d'un badge à l'accès limité dès que l'on souhaite accueillir une collègue externe.

Pendant un temps, j'ai partagé un même compte spotify avec une autre personne. L'étrange achoppage de nos (très) différentes écoutes poussait l'algorithme de recommandation à nous proposer beaucoup de choses différentes et nous avions alors développé un jeu qui consistait à essayer de savoir de “quel royaume” venait chaque nouvelle musique suggérée. J'ai aussi tenu pendant plusieurs années un blog partagé à 10 mains sur tumblr où nous avions un jeu similaire consistant à deviner qui avait posté quelle image. J'aimerais voir plus de ces espaces libres où nous n'interagissons pas en ligne en tant qu'individu, mais en tant que village, en tant que couple, en tant que groupe anonyme. Et j'ai l'impression que je ne suis pas la seule lorsque je vois les obstacles que certains adolescents outrepassent pour se créer des comptes partagés sur instagram. Il me semble qu'il est aussi beaucoup plus facile d'abandonner un lieu plutôt qu'un profil attaché à sa personne, ce qui est souvent ce que l'on fait dans nos espaces physiques lorsque l'on souhaite passer à autre chose. On cesse de fréquenter certains lieu et l'on commence à en fréquenter d'autres dans lesquels on peut facilement explorer de nouvelles facettes de notre personnalité.

L'article d'Olivier Ertzscheid en lien ci-dessus parlait déjà de l'importance du profil comme paradigme pour comprendre le web de 2009, mais je me demande s'il existe des articles évoquant d'autres paradigmes possibles. Peut-être restent-ils à écrire.