concepts du design d'interaction : les affordances

13 octobre 2021

Article écrit à quatre mains avec Emeline Brulé


Pour ce deuxième article sur les concepts de l'Interaction Humain-Machine, nous nous intéressons au concept d'affordance. C'est en particulier le livre de Don Norman, Design des objets quotidiens, récemment traduit en français, qui a popularisé cette notion auprès des designers dans les années 1980 en l'important à partir de la psychologie cognitive. L'usage commun d'affordance par les designers fait généralement référence aux aspects matériels ou visuels indiquant les usages possibles d'un objet et permettant de le rendre plus facile d'utilisation. Ainsi, lorsque l'affordance va à l'encontre de l'action à réaliser, elle est frustrante – et donc à éviter. L'exemple le plus célèbre de Norman est celui des portes à poignée en barre suggérant de tirer pour ouvrir, mais s'ouvrant en poussant. Au point qu'on les appelle parfois les « Norman doors. ». Le concept d'affordance a parfois été décrié, à la fois car il a pu être utilisé à tort et à travers (Norman, 1999), mais aussi car il est utilisé pour mettre l'accent sur l'impact des objets et technologies sur les décisions humaines, une vue jugée trop déterministe et qui ne reflète pas la complexité de l'interaction entre les objets et les personnes les manipulant. Malgré les critiques et les limitations de ce prisme pour analyser ou concevoir des artefacts ou des interfaces, le concept connait aujourd'hui un regain d'intérêt, comme en témoigne le livre de Jenny L. Davis, How artifacts afford (2020, non-traduit), qui propose une approche plus précise de la notion. Nous revenons dans ce billet sur les différentes acceptions et évolutions de ce concept.

L'affordance selon Gibson

Le concept d'affordance est développé originellement par James Gibson, chercheur en psychologie cognitive des années 50 aux années 70, alors qu'il développe une théorie écologique de la perception. Il travaille en réaction aux théories classiques séparant l'objet d'un côté, et sa perception de l'autre, qui se ferait sous la forme d'une image rétinienne pour la personne le percevant. En effet, ces dernières n'expliquent pas les résultats des études qu'il conduit pour l'armée sur la perception de la profondeur. Il s'aperçoit des différences marquées entre les tests conduits en laboratoire sur les pilotes qui se basent sur une image fixe et ceux conduits en circonstances réelles, dans lesquels les pilotes sont en mouvement. Il en déduit que les objets ne sont pas simplement reçus et interprétés : la perception est continue, c'est un processus interactif entre l'objet perçu et la personne percevant. Gibson définit les affordances de la manière suivante : « Les affordances d’un environnement sont ce qu’il offre à l’animal, ce qu’il fournit, pour le meilleur ou pour le pire. J’entends par là quelque chose qui se réfère à la fois à l’environnement et à l’animal d’une manière dont aucun autre terme ne rend compte. Elles impliquent la complémentarité de l’animal et de l’environnement » (Gibson. 2015 (1979))

Jenny L. Davis résume la définition d'affordance proposée par Gibson ainsi: «Pour Gibson, les affordances ne dépendent pas de l'utilisation mais se manifestent en relation à des sujets socialement situés. Les objets et les sujets sont donc co-constitutifs, et les affordances sont des actions potentielles découlant des relations bidirectionnelles objet-sujet. »

L'adoption de la notion d'affordance en IHM et en design

Donald Norman, ingénieur formé en sciences cognitives, popularise la notion d'affordance auprès des designers et des concepteurs d'interfaces avec son livre The Psychology of Everyday Things paru en 1988. Il y consacre une belle part à la manière dont les objets du quotidien communiquent quelles actions sont possibles aux utilisateur avec le minimum de friction possible. Puis il propose d'appliquer ces principes du design industriel à la conception de produits numériques, comme le calendrier, tout en prenant en compte les nouvelles possibilités offertes par le numérique, comme l'affichage dynamique. Insistant sur le besoin de persistance dans la manière d'évoquer les interactions possibles entre les objets physiques et numériques, le concept d'affordance devient un argument mobilisé en faveur de l'interaction tangible, mais également en faveur du skeuomorphisme (mimétisme visuel des objets en trois dimensions), ce qui est ironiquement contraire aux résultats des expériences de Gibson..

Si l'adoption du terme dans la communauté a été fulgurante, elle ne s'est pas faite sans critiques. Dans leur article de 2000, McGrenere et Ho montrent l'écart qui existe entre les définitions de l'affordance de Gibson et celle de Norman, mais aussi la diversité des manières dont les chercheurs en IHM se sont appropriés cette notion. Gibson affirme que l'existence des affordances est indépendante de l'expérience et de la culture d'un acteur. Norman, de l'autre coté, couple de manière étroite les affordances avec les connaissances passées et l'expérience. Le cadre de référence pour Gibson, ce sont les capacités en termes d'actions de l'acteur, alors qu'il s'agit pour Norman des capacités perceptives et mentales de l'acteur. En analysant la manière dont les chercheurs en interaction humain-machine convoquaient la notion d'affordance, ils se sont rendu compte que ceux-ci n'utilisaient pas tous le même concept, que certains adhéraient plutôt à la définition de Gibson, quand d'autres préféraient celle de Norman. Certains avaient en outre des définitions qui s'éloignaient de ces deux sources, ce qui montre encore une fois que la notion a largement dérivé après son adoption par la communauté de l'interaction humain-machine.

Pour les deux auteurs, la différence entre les définitions de Gibson et de Norman peut s'expliquer notamment par le fait que les objectifs des deux chercheurs sont très différents : « Gibson était principalement intéressé par la manière dont on perçoit l'environnement. Il admettait que les personnes et les animaux manipulent (design) leur environnement pour changer ce à quoi il les invite (what it affords them), mais la manière dont ils le font n'était pas au centre de sa réflexion. Norman, quant à lui, s'intéresse spécifiquement au fait de manipuler ou concevoir l'environnement afin qu'il soit facile d'en percevoir l'utilité. Lorsqu'il popularise le concept d'affordance pour la communauté IHM, Norman « en a implicitement et explicitement ajusté la définition ».

Reconnaissant les ambiguïtés de son livre initial, il publie une version éditée répondant à ces critiques en 2013, nommée The Design of Everyday Things. Il y sépare les affordances « réelles », les actions rendues possibles par l'environnement et les affordances « perçues », les actions possibles perçues par les utilisateurs, et encouragent les designers à se concentrer sur ces dernières. Si l'on en revient aux portes, le design d'une poignée indiquant clairement dans quel sens elle peut être ouverte est une affordance perçue ; le fait que l'on puisse maintenir une porte avec le pied en tenant un colis est une affordance réelle. Notons également que ce changement de titre illustre un glissement dans les délimitations entre les champs professionnels de la psychologie et de l'ergonomie avec celui du design.

Les affordances selon Davis

Dans son ouvrage publié en 2020, How Artifacts Afford la chercheuse en sciences sociales Jenny L. Davis propose une « mise à jour conceptuelle » de la notion. Elle défend l'utilité du concept d'affordance pour les disciplines et champs (de l'anthropologie à l'éducation en passant par l'IHM) qui s'intéresse à la matérialisation des relations de pouvoir par le design des objets, des environnements et des technologies. Pour Davis « Les affordances sont la manière dont les objets façonnent l'action de sujets socialement situés » (Chapitre 1, Introduction). Elle décortique les diverses manières dont les artéfacts « invitent » et propose un modèle qui explique « comment » les artéfacts affordent, pour qui et sous quelles circonstances. Elle distingue ainsi 6 manières différentes dont les artéfacts affordent : ils ordonnent, demandent; encouragent, découragent, refusent ; ou permettent. Ces affordances se forment en interaction avec les capacités perceptives, la dextérité et la légitimité culturelle et institutionnelle.

« Les demandes et les ordres se réfèrent à des affordances qui viennent de l’artefact. Elles sont initiées par les objets techniques et guident les utilisateurs dans une certaine direction, avec un certain degré de résolution. Les demandes indiquent une préférence pour un certain type d’action alors que les ordres font qu’un type d’action est inévitable et d’autres sont presque impossibles. » (Chapitre 4, Mechanisms of Affordance)

« Encourager, décourager et refuser sont les manières dont les objets techniques répondent lorsque les utilisateurs/sujets initient une action. Ces réponses techniques peuvent accueillir, dissuader ou bloquer des actions. Quand les technologies encouragent, elles rendent certaines suites d’action accessible et facile à exécuter. Lorsqu’elles découragent, elles élèvent des barrières. L’action peut être encore accessible mais pas directement. L’utilisateur doit surmonter des obstacles pour accéder aux types d’actions qui sont découragées. Les objets techniques refusent lorsque certains types d’actions sont intenables. » (Chapitre 4)

« La permission est distincte des autres mécanismes d'affordance de par sa neutralité en termes d'intensité et son application multidirectionnelle. Une utilisatrice peut agir mais n'est pas poussé à le faire, et il n'y a pas non plus d'obstacles significatifs sur son chemin » (Chapitre 4)

Pour Davis, « l'affordance est un outil conceptuel utile [pour les designers] parce qu'il permet d'analyser les effets des technologies émergentes tout en évitant un déterminisme strict » (Chapitre 1). Il peut être couplé à des méthodes de design et d'analyse qui prennent en compte l'imbrication entre le matériel et le social : l'inspection des fonctionnalités des produits numériques (walkthrough and app feature analysis), l'analyse critique techno-culturelle des discours, l'analyse des valeurs et le design antagoniste (adversarial design).

Résumé visuel de How Artifacts Afford de Jenny Davis (2020) par Emeline Brulé

Au-delà des affordances individuelles : les champs d'affordances

D'autres chercheurs, en particulier dans les approches écologiques et énactives des sciences cognitives, ont également développé et questionné le cadre conceptuel des affordances afin de prendre en compte plusieurs phénomènes quotidiens tels que la distraction. Ces chercheurs notent en effet que le cadre classique des affordances ne prend pas en compte les conflits entre affordances, ce qui n'est pas aligné avec certaines de nos expériences quotidiennes—par exemple la compulsion de consulter les réseaux sociaux. Pour résoudre ce problème, Bruineberg et Rietveld (2014) proposent de considérer nos interactions avec l'environnement comme reflétant une intentionnalité expérimentée (Skilled Intentionality Framework — cette traduction nous est personnelle et a été le fruit de nombreux débats. Nous avons également considéré intentionnalité habile, adroite, qualifiée afin d'évoquer les compétences de l'agent). Ils décrivent le mécanisme central de l'action avec l'environnement comme une interaction avec un champ d'affordances (De Haan et al., 2013) à trois dimensions : « la largeur du champ qui fait référence à la multiplicité des actions possibles. Il y a plus d'une chose que je peux faire ici et maintenant. La profondeur du champ, quant à elle, se réfère à son aspect temporel : certaines actions sont accessibles ici et maintenant et certaines sont plus loin à l'horizon, présentes seulement comme des possibilités anticipées. Enfin, la hauteur du champ d'affordance se réfère à la pertinence ou au degré de sollicitation d'une affordance : certaines affordances sollicitent fortement une action quand certaines autres ne sont que de simples possibilités » (Bruineberg, 2021). Pour Bruineberg, ce cadre invite les designers et chercheur-e-s en IHM à examiner comment ces compétences se développent ; tant celles qui nous amènent à des expertises désirées (par exemple l'écriture) que celles qui font conflit avec nos perceptions de nos intentions (cesser d'écrire pour ouvrir Twitter). Il s'agit aussi de réfléchir aux spécificités de la médiation du monde par les outils numériques et connectés, par rapport aux outils qui les ont précédés.

En résumé, si la notion d'affordance est aujourd'hui largement mobilisée par les designers, il nous semble que c'est encore souvent de façon très limitée. Les designers gagneraient à prendre en compte et intégrer la richesse des développement conceptuels récents autour de l'affordance dans leurs travaux, permettant une représentation plus nuancée des utilisateurs, des technologies, et de leurs interactions.

Note sur la terminologie

Nous utilisons ici le terme affordance, qui est celui que nous avons vu adopté par les professionnels du design. Cependant, Olivier Putois, traducteur de Gibson, en a proposé une traduction alternative : « les invites », qui nous plait également beaucoup, même si elle n'est que peu utilisée.

Références

[※] Bruineberg, J. (2021) Fields of affordances and HCI, The CHI 2021 workshop: Emergent Interaction: Complexity, Dynamics and Enaction in HCI
[※] Bruineberg, J., & Rietveld, E. (2014). Self-organization, free energy minimization, and optimal grip on a field of affordances. Frontiers in human neuroscience, 8, 599.
[※] Davis, J. L. (2020). How artifacts afford : The power and politics of everyday things. The MIT Press.
[※] De Haan, S., Rietveld, E., Stokhof, M., & Denys, D. (2013). The phenomenology of deep brain stimulation-induced changes in OCD: an enactive affordance-based model. Frontiers in human neuroscience, 7, 653.
[※] Gibson, J. J. (1979, éd. 2015). The Ecological Approach to Visual Perception. Psychology Press.
[※] Luyat, M., & Regia-Corte, T. (2009). Les affordances : De James Jerome Gibson aux formalisations récentes du concept. L'année psychologique, Vol. 109(2), 297‑332.
[※] McGrenere, J., & Ho, W. (2000). Affordances : Clarifying and Evolving a Concept. Graphics interface, 179-186.
[※] Norman, D. A. (1999). Affordance, conventions, and design. Interactions, 6(3), 38-42.
[※] Norman, D. A. (2020). Le Design Des Objets Du Quotidien. Eyrolles.
[※] Suthers, D. D. (2006). Technology affordances for intersubjective meaning making: A research agenda for CSCL. International Journal of Computer-Supported Collaborative Learning, 1(3), 315-337.